2e prix du concours d'écriture 2023 – La Maison : Marie-Catherine Dagoury

La Photographie


Ce matin-là, monsieur, elle était arrivée dans une carte postale de printemps : soleil dans le ciel, du bleu et du vert partout. 

Avril 1964. Des tulipes, des jacinthes et des feuilles aux arbres. 

Avait garé sa petite voiture de sport blanche devant le corps de ferme : clos de murs, 400m2 devant, 500 derrière avec porte donnant sur les champs et petit bois à un horizon de 200 mètres. Belle. Mannequin chez Chanel, comme nous l'avait dit l'ancien propriétaire quelque temps plus tard, l'air gourmand. 

Robe à fleurs. De grands gestes. Des ongles rougis. 

A la recherche d'une maison ancienne pas trop loin de Paris, pas trop près non plus pour y mettre ses weekends à l'abri de l'œil photographique. D'où le dévolu jeté sur cette fermette de l'Oise. C'est ce qu'elle nous avait dit. On l'avait crue : ça tenait. 

Et puis tout le monde l'avait aimée. Les oeufs, le lait et les poulets achetés chez le fermier, les « bonjour » sur deux notes, la clé laissée pour les ouvriers, les pique-niques improvisés... 

Et son amour pour cette maison. Ces terres cuites ramenées d'Italie, ces carreaux vernissés aux personnages colorés achetés à Florence, elle avait précisé.

 Faire ouvrir en grand le portail quelques heures avant son arrivée. Et faire chauffer ses pneus sur les pavés... 

Amour, c'est pas le bon mot. Elle l'avait dans la peau, cette maison : ça doit être ça, une passion. Mais c'était avant la photographie. 

Ensuite, il y avait eu les soirs de fête dans la salle à manger qu'elle appelait sa « salle de bal en terre de Sienne ». On mangeait par terre. Elle étendait des draps, le vin se buvait bien et on riait.

Un de ces soirs-là, elle nous avait dit qu'elle amenait sa maison à Paris, que la nuit, elle en entendait les bruits, les voix. 

N'avait pas nommé ces voix. Un autre soir, elle avait fait un grand feu, beaucoup bu, fumé et tout lâché. 

Ses yeux noirs, son vernis rouge et ses mots brillaient. Elle avait raconté ses parents, leurs rires étouffés à l'abri dans cette ferme oubliée. Deux juifs de 42 aux abois, cachés par ces paysans dont les enfants lui avaient vendu la maison, ignorant tout de son ascendance. 

En 42, Chanel avait deux ans, était en zone libre chez d'autres paysans et ce qu'elle savait de ses parents en 64, on le lui avait raconté. Pas de souvenirs. Disparus. Ne savait pas comment ils avaient trouvé refuge dans l'Oise. Des connaissances communes ? Un contact perdu ?

Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle les vénérait, les anciens proprios, les vieux Lefèvre, eu égard à ce qu'ils avaient fait pour ses parents. Ils avaient creusé un tunnel qui partait de la chambre du fond, traversait le potager, aboutissait dans le petit bois qu'elle regardait souvent depuis la porte du jardin tout le temps ouverte. Elle nous avait embrassés. On était allés dans le jardin, on avait regardé le bois depuis la porte verte. Et on était rentrés bien vite, il faisait froid. On lui avait demandé comment elle avait appris pour ses parents. Comment elle savait qu'ils avaient vécu ici, un peu. 

Après la guerre, une tante l'avait retrouvée, élevée. Lui avait dit la ferme. Et puis la piste des parents se perdait. Les enfants Lefèvre, contactés, avaient parlé d'une imprudence. D'un départ précipité pour la retrouver, elle. Arrêtés en route, sans doute. Sa tante les avait crus. 

Le silence, la nuit étaient tombés. On avait encore bu et puis elle nous avait montré les tout nouveaux carreaux de faïence de la cuisine. J'en revois un qu'elle avait longtemps caressé d'une main tremblante. Un enfant brun aux joues rouges, tête penchée, jouait d'une sorte d'accordéon jaune. Ses yeux, deux fentes noires, ne riaient pas.

On n'avait plus ri. On était rentrés chez nous.

Des rires, des soirées gaies, il y en avait eu d'autres. Elle disait qu'elle était heureuse dans cette maison de ses parents, qu'elle sentait leur souffle, que cette maison était bonne. Qu'elle allait la remercier en la faisant belle de partout. Et pour ça, elle courait les brocanteurs de Paris, du Midi et de l'Oise aussi, hélas. Commandait des travaux, fleurissait, photographiait le résultat. Nous, on retenait notre souffle. On voulait que la fête continue. Pas ou peu de distractions au village. Le bal, une fois l'an. Une fête foraine pour les gosses. Nous, les adultes, on voulait la valse à l'envers, les verres bus, parfois cassés, les petites boîtes blanches de cigarettes blondes que notre mannequin faisait circuler. Et les talons aiguille sur les pavés. Ses talons aiguille sur les pavés... Un jour, on est tombés du manège. Le portail est resté fermé tout un weekend. Et d'autres ont suivi, sans vin ni musique. Elle était partie. Jamais revenue. Longtemps après, Maurice, je crois, était allé chez le brocanteur d'Hondainville. Il lui avait demandé des nouvelles de Chanel.

« C'était une bonne cliente, qui payait sans discuter. Pas bégueule. » 

Il se souvenait que lors de sa dernière visite, elle avait regardé une série de photos, de vieilles épreuves pour cartes postales qui dataient de la guerre. Et que l'une d'entre elles la fascinait. C'était une de ces photos de propagande, dans la série « Les belles fermes de nos provinces » chères à Vichy. Elle représentait une ferme, sa ferme, une photo un peu aérienne, mais pas vraiment. Au dos, une inscription de la main du brocanteur : La photo du malheur. Quel malheur ? Elle avait demandé. Il lui avait montré un détail : la trace visible d'un dénivelé dans le jardin et le champ menant au petit bois, raconté que le photographe était allé dénoncer les vieux Lefèvre à la gendarmerie et que tout le monde avait été arrêté séance tenante. Maurice lui avait dit que Chanel on ne l'avait pas revue. 

«Vous croyez que ça a un rapport avec la photo ? »,avait osé le brocanteur.

- Non, quelle idée ! Sûrement pas. » 

Maurice aimait Chanel, sa gaieté folle, ses rires de fée et les mélopées qui montaient de son verger. Alors, son secret, il l'avait gardé. On l'avait gardé. Voilà, monsieur. Je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté tout ça. Peut-être que vous avez une tête à mériter son histoire. Vous savez maintenant ce qu'il y a derrière les murs de cette maison aux yeux fermés. Et puis la maison vous intéresse. Allez à l'agence. Non, je n'ai pas la clé. Je ne fais pas visiter.


Marie-Catherine Dagoury



En plus du respect des consignes, le jury a apprécié :

- le narrateur a une voix propre, très marquée et originale,

- le personnage dont il est question est aussi haut en couleur : fascinant et attirant autant qu'intriguant.

- l'autrice a joué avec le critère du personnage qui ne devait pas être propriétaire de la maison en faisant des allers-retours entre le temps présent du narrateur et le passé.

- l'autrice a donné vie à cette maison qui semble vraiment exister. C'est un lieu qui rassemble et a un pouvoir d'attraction fort, une maison ouverte, accueillante malgré son secret bien gardé.


La Mijoterie des mots tient ici à remercier les librairies Le Temps de Vivre à Aixe-sur-Vienne et Rev'en Pages à Limoges pour les livres offerts que nous avons pu remettre aux gagnants, en plus des carnets d'écriture faits main et d'ateliers d'écriture offerts par l'association de La Mijoterie. 

Merci au tiers-lieu La Ruchidée d'exister de nous avoir reçu.

Bravo aux étudiants pour la planification de cet événement. 

Bravo et merci à tous les participants, nous avons lu de très bonnes histoires ! 

A l'année prochaine!