3e prix du concours d'écriture 2023 – La Maison : Julien Raynaud

De l’autre côté


– Le cimetière de l'eau tricotée ?

– Mais non, le cimetière de l'autre côté !

Cette fois, Clémence comprit ce que lui indiquait son interlocuteur. Quelle drôle d'idée quand même ! Avoir construit un lotissement entre le lac des Anges, après le bois, et le cimetière de l'autre côté, il fallait être un promoteur un peu tordu... 

Il y avait en tout treize maisons, toutes identiques, en bordure de lac. C'était magnifique, vu du salon de chacune. Mais depuis les chambres, de l'autre côté, les résidents avaient vue sur le vieux cimetière communal. C'était nettement moins bucolique.

– Et le loyer est à combien ?

– 900, chauffage compris.

Clémence notait, tout en comprenant que trouver des pigeons ne serait pas chose facile. Elle créa sans conviction une annonce et la mit aussitôt en ligne sur le site de l'agence. On verrait bien. 

Le lendemain, un vieux garçon sans âge attendait devant la porte, avant même que Clémence n'ait sorti ses clefs. Il venait pour l'annonce postée la veille et souligna d'emblée qu'il présentait toutes les garanties. La signature du bail se présentait sous les meilleurs auspices.

– Le voisinage ne vous pose pas de problème ?

– Pensez ! Un si beau lac, on se croirait à Annecy !

– Je voulais dire, de l'autre côté...

– Le cimetière ? Oh non, aucun problème, ce sera tellement reposant. Je m’imagine bien derrière les murs de cette maison aux yeux fermés, moi qui aime le calme… Vous ai-je dit que j'écrivais ?

– Quel style ?

– De la poésie. 

– Je comprends mieux vos tournures de phrases ! Mais c'est peu vendeur, je crois...

– C'est vrai, c'est pourquoi j'ai pris aussi un petit boulot, en complément depuis deux mois, j’ai en charge l’entretien du cimetière.

Clémence sourit pour ne pas faire une mine stupéfaite. Ce Maxime Ivanovic, malgré son teint terne et ses yeux gris, était un drôle de client. Mais peu importait. Ce qui comptait, c'était l'encaissement immédiat d'un mois de loyer au titre des frais d'agence. Clémence prit les divers documents fournis par le nouveau locataire et alla les photocopier dans le bureau de la secrétaire. Quand elle rendit les originaux à Monsieur Ivanovic, il lui tendit une feuille qu'il venait de déchirer d'un bloc à spirales.

– Je vous ai écrit quelques vers en attendant. Oh, rien de bien extraordinaire ; ça m'est venu comme ça.


« Depuis mon pavillon, je vois les croix dressées

Des spectres endiablés qui sortent des cercueils

Une cérémonie tout axée sur le deuil

Je maudis chaque jour l'agent immobilier »


Clémence partit dans un grand rire, nerveux, incontrôlé et certainement déplacé. Avait-on idée ? Elle ne fit néanmoins aucun commentaire. La bail était conclu, on n'allait pas remettre le voisinage sur le tapis, ni le cimetière dans le contrat !

Vers midi, Clémence décida d'aller poser quelques panneaux sur les maisons restant à louer. Elle put admirer le lac, qui scintillait de mille diamants. Elle se fit la réflexion qu'elle n'avait jamais mis les pieds au cimetière, de l'autre côté du lotissement. C'était l'occasion.

Les tombes étaient très anciennes, certaines particulièrement enfoncées. On aurait pu voir les cercueils et Clémence frissonna.

– C'est la faute de ce fichu poème, marmonna-t-elle à voix haute, réveillant les stèles assoupies.

Comme elle allait partir, son regard fut attiré par une tombe beaucoup plus récente, haute et décorée. Elle ne vit d'abord que le bas de la plaque, qui indiquait : 1973-2013. Le haut du texte était caché par une hampe de glycine pourpre. Clémence s'avança et dégagea le haut de l'inscription. Il était écrit : Maxime Ivanovic, poète de son état, passé de l'autre côté...


Julien Raynaud



En plus du respect des consignes, le jury a apprécié :

 - que l'auteur revisite le thème de la maison hantée avec originalité sans même  la faire visiter au lecteur,

- l'humour,

- le poème,

- les jeux de mots et du dialogue pour faire vivre le texte,

- l'auteur a semé de petits indices au fil du texte qui s'éclaire sous un autre jour à la deuxième lecture

– la chûte inattendue.


La Mijoterie des mots tient ici à remercier les librairies Le Temps de Vivre à Aixe-sur-Vienne et Rev'en Pages à Limoges pour les livres offerts que nous avons pu remettre aux gagnants, en plus des carnets d'écriture faits main et d'ateliers d'écriture offerts par l'association de La Mijoterie. 

Merci au tiers-lieu La Ruchidée d'exister de nous avoir reçu.

Bravo aux étudiants pour la planification de cet événement. 

Bravo et merci à tous les participants, nous avons lu de très bonnes histoires ! 

A l'année prochaine!